Vous recevez le prix de la personnalité politique de l’année, qui vient recompense votre action depuis que vous avez pris la fonction de Garde des Sceaux. Dans quell état d’esprit le recevez-vous ?
J’ai une longue vie avec l’Assemblée nationale et le Trombinoscope a accompagné cette vie parlementaire ; c’est un outil qui donne des repères. Aujourd’hui, recevoir ce prix est un éclairage sur une action, une action doit surtout mettre en valeur les personnes qui la font vivre au quotidien. J’accueille cette distinction avec gratitude car elle signifie que dans l’institution judiciaire, des personnes ont bien travaillé à mes côtés, au niveau du cabinet, dans les administrations, mais aussi dans toutes les juridictions, dans notre administration pénitentiaire et dans la protection judiciaire de la jeunesse.
Quel regard portez-vous sur ces 18 premiers mois d’exercice ?
C’est une expérience singulière – c’est toujours singulier d’être ministre –, d’être en responsabilité au sens de répondre de la charge confiée par le Président de la République et le Premier ministre. J’ai une conscience extrêmement aigüe au quotidian de ce que représente cette responsabilité, de l’honneur que signifie le fait de pouvoir agir sur l’ensemble de la société, de pouvoir véritablement servir. En cela, c’est à la fois singulier et en meme temps, cela rend encore plus conscient de ce que représente le fait de devoir agir dans une société où les intérêts divergent, où les perceptions divergent et sont parfois antagoniques. Il faut parvenir à trouver la voie pour l’action d’intérêt général. Il est nécessaire de constamment arbitrer, de comprendre les enjeux, de prendre du recul dans une vie qui n’en laisse pas le temps. Il faut donc se contraindre à prendre suffisamment de hauteur à la place du recul. L’expérience est singulière mais très belle, car elle est exigeante et gratifiante à la fois.
La loi sur le mariage pour tous restera comme un fait marquant de l’année 2013. Comment avez-vous vécu ces échanges passionnés ?
Notez qu’en un an j’ai défendu une quinzaine de textes dont une dizaine à l’initiative du Gouvernement. Mais il est vrai que ce texte a ses particularismes, il se distingue des autres par la charge passionnelle qu’il a suscitée, par les excès qui l’ont accompagné. Je crois avoir perçu assez vite à quelle hauteur se situait cette réforme, et je crois pouvoir dire que j’ai contribué à la situer au bon niveau. C’est-à-dire à l’inscrire dans la dynamique de débats que connaît la société française depuis la Révolution, lorsque l’on aborde les questions de libertés et d’égalité. Mais dès que l’on veut sortir des valeurs et des principes formels que sont la devise « liberté, égalité, fraternité » pour passer à la traduction réelle de ces valeurs, on se rend compte que cela suscite de grandes passions. Il faut constamment composer avec la dialectique de la liberté et de l’égalité, et progresser sans cesse. C’est ce que j’ai tâché de faire dès mon intervention en discussion générale puis tout au long des débats. Ma surprise, car je dois dire qu’il y en a eu une, c’est que autant je m’attendais à de la passion – j’avais lu sur les grandes périodes de débat en France – autant je ne m’attendais pas à des réactions aussi inflammables. Au fur et à mesure des débats, j’ai affirmé mon pas car je réalisais que la virulence des oppositions était telle qu’il me revenait de faire rempart pour protéger les personnes concernées par cette nouvelle liberté. J’ai compris qu’il fallait livrer bataille et faire barrage de tous côtés.
Vous avez senti qu’à un moment, il y avait un risque que cette loi ne passe pas ?
Non. A aucun moment je n’ai perçu cela… Car ce qu’il y a d’admirable, et c’est vraiment une ancienne députée qui le dit, c’était l’extraordinaire mobilisation des députés de la majorité. Jour et nuit, ils étaient massivement présents, n’ayant guère de temps de parole et encaissant des agressions insupportables de la part de l’opposition. Donc il n’y avait pas d’espace pour le doute.
Depuis votre arrivée au ministère de la Justice, la droite a fait de vous le symbole de la « gauche laxiste », elle vous reproche notamment l’envoi de signaux d’indulgence au niveau des peines à appliquer...
Je ne réponds pas à cela tant que ce n’est pas démontré. C’est un slogan qui a prospéré et qui est en train de retomber, me semblet’il. Dans un premier temps, je regardais cela avec distance, cela ne me concernait tellement pas que je n’ai pas éprouvé le besoin de répondre. Et puis j’ai été étonnée de voir comment les médias reprenaient cette accusation en boucle, non pas pour m’accuser mais pour m’interroger, savoir ce que j’avais à répondre à cela. J’ai répondu qu’il valait mieux demander à la droite de donner un ou deux exemples tangibles. Dans ce cas je pourrais peut-être m’en expliquer.
C’est un coup marketing de la droite qui a très bien fonctionné ! Mais à un moment, plus je circulais sur le territoire et plus je me rendais compte que l’idée s’installait dans les esprits. Alors j’ai fini par donner des exemples du laxisme de la droite, j’en ai quelques-uns ! Le plus récent est ce décret Perben sur la prescription pour les peines prononcées par les juridictions, dont on a découvert l’existence en août et qui allait permettre la liberation de milliers de cas. Si je n’avais pas été très active pour mobiliser les juridictions, c’est bien plus qu’une trentaine de personnes qui auraient été libérées, comme cela a finalement été le cas ! Je pourrais aussi vous parler d’une autre découverte, celle de la suppression du délit de port et de transport d’arme de 6ème catégorie, comme les couteaux, aussi programmée par la droite ! Si je n’avais pas introduit un amendement cavalier en juillet dernier, le port et le transport de ces armes n’était plus un délit dès le 6 septembre, alors que 7 000 procédures, dont des viols avec menace au couteau, sont traitées chaque année. Donc, tous les mécontentements exprimés par la droite concernent les lois et les procédures qu’elle a elle-même mises en place. Et c’est indiscutable, elle a mis une belle pagaille dans les lois et les procédures pénales !
Vendredi 10 janvier, vous avez ouvert avec Jean-Marc Ayrault le « débat national sur la justice du 21ème siècle ». Vous avez déclaré que cette réforme judiciaire était la plus ambitieuse depuis 1958. En quoi l’est-elle ?
Il y a deux points communs extrêmement importants. En 1958, il y avait une vraie crise des vocations dans la magistrature. Michel Debré, qui était Garde des Sceaux, a mis en place en quelques mois une réforme faite pour endiguer cette crise des vocations et qui avait aussi la volonté de créer une nouvelle architecture. Son objectif était de réorganiser l’institution judiciaire.
Aujourd’hui, on voit qu’il y a un malaise et il ne tombe pas du ciel. Ces dix dernières années, la magistrature a été très mal traitée, les métiers de greffe et de fonctionnaires aussi. La magistrature a d’abord été déconsidérée publiquement, écopant d’une surcharge de travail et d’une réduction de ses effectifs. Il y a donc une interrogation sur le sens de ses missions et en même temps, il y a une vraie passion pour ces métiers chez les magistrats, aussi bien au ministère public, les procureurs et procureurs généraux, qu’au siège et chez les greffiers et fonctionnaires.
Je ne dis pas que depuis 1958 rien n’a été fait. Il y a eu de grandes réformes, par exemple Robert Badinter sur la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme par le justiciable, et sur la suppression de la Cour de sûreté de l’État, Henri Nallet qui a instauré l’aide juridictionnelle, ou Elisabeth Guigou et sa loi sur la présomption d’innocence et de protection des victimes. Mais aujourd’hui, il faut parvenir à lier de façon plus cohérente l’organisation judiciaire et le fonctionnement des juridictions. Une juridiction unique, seule porte d’entrée pour le justiciable au sein de la justice, est désormais indispensable.
Comme en 1958, il faut repenser l’architecture, repenser la proximité géographique, envisager la proximité juridictionnelle notamment par le biais des nouvelles technologies. Depuis cette date, on n’a pas intégré de façon globale les mutations de la société, les changements de nature dans la demande des justiciables et des citoyens. Il faut aujourd’hui organiser les méthodes, penser les métiers, les articuler entre eux de façon à ce que la justice réponde effectivement aux besoins des citoyens. Le citoyen doit devenir plus acteur de son litige, il faut l’accompagner. A nous aussi de développer ces méthodes de dialogue social et de lien social que constituent la conciliation et la médiation. C’est une réforme pensée dans sa globalité, au service du citoyen.
A chaque fois qu’un ministre a tâché de repenser un système dans sa globalité, il s’est heurté à un conservatisme de la part de la profession concernée. Comment vous préparez-vous à cela ?
Je ne parlerais pas de conservatisme mais plutôt d’inquiétude. En 18 mois, j’ai beaucoup circulé dans les juridictions, j’ai fait des déplacements thématiques pour mon projet de réforme pénale, pour mon projet de réforme judiciaire. J’ai pu constater cette inquiétude, cette interrogation : « Si vous faites une réforme, qu’est-ce qui nous garantit que ce ne sera pas pire après qu’avant ? » C’est légitime car on les a beaucoup maltraités. Mais une réelle passion et un enthousiasme pour ces métiers les habitent ; ils ne demandent qu’à être mobilisés.
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pendant les deux journées de débat national que nous avons organisées : nous avons réceptionné 2 500 demandes pour 1 900 places ! Il y a une véritable attente et nous allons la satisfaire. J’ai choisi une méthode que j’appelle d’intelligence collective et d’écriture commune. J’aurais pu faire écrire une réforme et la faire adopter au Parlement, mais j’ai choisi de prendre le temps nécessaire. Nous avons mis dix mois au lieu des quatre que j’avais envisagés, sur la demande des organisations syndicales et professionnelles. J’ai fait ce choix de faire confiance aux personnes qui pensent leur métier, qui aiment l’institution judiciaire et qui savent comment la réformer : elles vont porter cette réforme car elles auront contribué à l’écrire.
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